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137659

De l'objet esthétique à la forme sensible

phénoménologie de l'avant-garde russe

Patrick Flack(Fribourg University)

pp. 118-132

Abstract

Futurisme et suprématisme en tête, les avant-gardes russes ont livré des œuvres qui mettent en jeu – de façon souvent plus radicale encore que les tableaux de Paul Cézanne chers à Maurice Merleau-Ponty – la question de l’apparaître, de l’articulation même du sentir, de la cristallisation de notre expérience dans des rythmes, des formes ou des figures parfois fugaces mais néanmoins éminemment tangibles et concrets. Avant d’être une attaque iconoclaste contre les conventions bourgeoises de la poésie ou une quête primitiviste de la parole pure, la « zaoum », la langue transmentale des futuristes ne tire-t-elle pas en effet sa puissance poétique du « plaisir que l’on trouve dans le geste articulatoire, dans la singulière danse des organes de la parole » ? Avant toutes les interrogations qu’ils cherchent à susciter sur le tableau comme icône, comme mise-en-abîme de la représentation, comme sublimation philosophique, les monochromes de Kazimir Malévitch ne nous plongent-ils pas d’abord dans le miracle de la visibilité [Sichtbarkeit], dans la texture même de ce qui se donne à voir ? Et s’il en est ainsi, vers quelle autre méthode, quelle autre philosophie se tourner pour mieux saisir et expliciter ces expérimentations sur les formes concrètes du sensible que vers la phénoménologie ?

0Futurisme et suprématisme en tête, les avant-gardes russes1 ont livré des œuvres qui mettent en jeu – de façon souvent plus radicale encore que les tableaux de Paul Cézanne chers à Maurice Merleau-Ponty – la question de l'apparaître, de l'articulation même du sentir, de la cristallisation de notre expérience dans des rythmes, des formes ou des figures parfois fugaces mais néanmoins éminemment tangibles et concrets. Avant d'être une attaque iconoclaste contre les conventions bourgeoises de la poésie ou une quête primitiviste de la parole pure, la « zaum' », la langue transmentale des futuristes ne tire-t-elle pas en effet sa puissance poétique du „plaisir que l'on trouve dans le geste articulatoire, dans la singulière danse des organes de la parole » ?2 Avant toutes les interrogations qu'ils cherchent à susciter sur le tableau comme icône, comme mise-en-abîme de la représentation, comme sublimation philosophique, les monochromes de Kazimir Malewicz ne nous plongent-ils pas d'abord dans le miracle de la visibilité [Sichtbarkeit], dans la texture même de ce qui se donne à voir? Et s'il en est ainsi, vers quelle autre méthode, quelle autre philosophie se tourner pour mieux saisir et expliciter ces expérimentations sur les formes concrètes du sensible que vers la phénoménologie ?

0Il ne s'agit ici évidemment ni de suggérer que la phénoménologie fournit l'unique prisme théorique pour interpréter l'art des avant-gardes russes, ni que l'exploration de l'expérience sensible qui s'accomplit en pratique dans les œuvres des futuristes ou des suprématistes ait été guidée ou déterminée par l'horizon conceptuel et méthodologique de la phénoménologie. Prétendre le contraire serait faire doublement preuve de naïveté : la phénoménologie n'a quasiment jamais été invoquée par les artistes et poètes du modernisme russe, et il est évident que toutes sortes d'autres approches théoriques et interprétatives, certaines d'ailleurs fort éloignées de la phénoménologie, sont en mesure d'apporter des éclairages pertinents sur leur production artistique. Il n'en reste pas moins que l'art des avant-gardes russes pose bel et bien un défi théorique particulier – celui du sensible et de son articulation – que la phénoménologie semble la mieux à même de relever.3

0Vouloir s'avancer ainsi sur le terrain d'une lecture phénoménologique de l'avant-garde russe exige d'emblée une autre clarification: doit-on se contenter ici d'une analyse critique ou comparative, tablant par exemple sur les échos entre le souci futuriste pour « le mot lui-même » et l'injonction husserlienne du « retour aux choses elles-mêmes » pour faire un usage méthodique des outils conceptuels de la phénoménologie (husserlienne, heideggerienne ou merleau-pontienne) et éclairer rétrospectivement l'héritage de l'avant-garde russe? Ou peut-on aussi chercher à explorer la superposition, l'enchevêtrement des voies théoriques et artistiques frayées historiquement si ce n'est en commun, du moins en parallèle par ces deux mouvements?

0C'est ce second parti, résolument historiographique et tourné vers l'hypothèse d'une réelle convergence entre les explorations pratiques et théoriques des formes concrètes de l'apparaître menées par l'avant-garde russe et la phénoménologie, que nous voulons prendre ici – non bien sûr sans une conscience aiguë des problèmes qu'il soulève. S'il est en effet indiscutable que la phénoménologie et l'avant-garde russe partagent une chronologie largement simultanée, émergeant toutes deux au tournant du XXème siècle et fleurissant pleinement dès les années 1910, il est en revanche problématique d'affirmer, nous venons de l'évoquer, qu'elles aient véritablement dialogué. Si, comme le propose Michail Maiatsky, il est permis de parler d'une « alliance sacrée » entre phénoménologie et art moderne en général, celle-ci est surtout le fait des philosophes et elle n'intervient que tardivement, un peu avec Martin Heidegger puis vraiment avec Merleau-Ponty et Le doute de Cézanne (1945). La question des rapports historiques de la phénoménologie avec le modernisme (et plus particulièrement avec l'avant-garde russe) nous place donc d'abord devant le paradoxe suivant : « [Edmund] Husserl ayant été, au début du siècle, absolument imperméable à l'art de son époque, comment se fait-il qu'un demi-siècle plus tard, la phénoménologie se soit imposée comme la voie royale de compréhension de l'art moderne ? ».4

0La réponse à ce paradoxe, loin d'exclure ou d'entraver une approche historique, nous semble l'appeler de ses vœux. Si Husserl lui-même n'a pas manifesté d'intérêt particulier pour l'art (moderne ou non) et que ses très fragmentaires réflexions sur ce sujet5 n'ont pas conduit à un infléchissement ou un enrichissement notable de sa pensée, même sur le terrain de l'esthétique,6 c'est alors clairement dans la progression historique de la phénoménologie au delà de son impulsion husserlienne initiale qu'il convient de chercher les modalités de son ouverture progressive et de sa lente prise théorique sur l'art moderne et avant-gardiste. Or, la rencontre avec les avant-gardes russes – même si elle n'a souvent été qu'indirecte et implicite – est justement un des mécanismes qui a permis à la phénoménologie d'infléchir sa manière de concevoir le problème de la constitution de l'objectivité dans le vécu intentionnel et de s'ouvrir à une véritable pensée de la structure sensible et de l'articulation concrète de notre expérience.7 Selon nous, la mise en question des objets et des formes pratiquée par les avant-gardes russes d'abord, la théorisation de ces pratiques artistiques (par les formalistes russes, Gustav Chpet ou Maksim Königsberg) dans des modèles soit très proches de la phénoménologie soit ostensiblement phénoménologiques ensuite, impliquent en effet une théorie de l'expression et de l'expérience esthétique qui n'est défendable qu'au prix d'une radicalisation des conceptions phénoménologiques de l'objectivité, de l’intentionnalité et du sens du vécu.

0Avant d'aborder les questions de la structure ou des formes du sensible dans l'art de l'avant-garde russe, il s'agit de poser quelques jalons historico-théoriques, afin à la fois d'exposer très brièvement comment le problème de l'expérience esthétique a été formulé au sein de la phénoménologie elle-même et de mieux cerner les enjeux des expérimentations avant-gardistes pour cette dernière. En particulier, il s'agit de mieux localiser l'origine de l'indifférence de la première phénoménologie aux implications théoriques des pratiques non-figuratives du modernisme et de contraster la prise de l'avant-garde russe sur les théories esthétiques de son temps avec l'échec presque total de la rencontre entre phénoménologie et expressionnisme en Allemagne.

0Dans cette optique, on peut partir tout d'abord du constat que Husserl n'a pas été le seul phénoménologue à avoir largement ignoré l'art moderne. Même les premières tentatives d'établir une esthétique phénoménologique – entreprises dès 1908 surtout par Waldemar Conrad (1878-1915) et Moritz Geiger (1880-1937) dans les pages de la Zeitschrift für Ästhetik und allgemeine Kunstwissenschaft [Revue d'esthétique et de science générale de l'art] – ont été réalisées à bonne distance des œuvres et des pratiques artistiques modernistes. Issus tous deux de la psychologie (G. E. Müller, Th. Lipps) et de la « première phénoménologie » – celle des Recherches logiques –, Conrad et Geiger ont clairement puisés les principes fondamentaux de leur approche dans ces traditions et leurs présupposés, plutôt que dans une réflexion ou un dialogue avec les arts.8 Bien plus, toutes les autres contributions à une esthétique phénoménologique – parues pour bonne part elles aussi dans la Revue d'esthétique et de science générale de l'art – sont restées dans le cadre philosophique très logiciste et explicitement husserlien défini par les premières études de Conrad et Geiger.9 Jusque dans les années 1930, aucun des phénoménologues s'inscrivant dans cette tradition (Antonio Banfi, Maximilian Beck, Oskar Becker, Fritz Kaufmann et bien sûr Roman Ingarden) n'a manifesté de réel intérêt pour l'art de l'époque ou ses implications théoriques.10

0Le philosophe pragois Emil Utitz (1883-1956), spécialiste d'esthétique, disciple de Franz Brentano et Anton Marty, collègue proche de Geiger et fondateur, avec Max Dessoir, de la Revue d'esthétique et de science générale de l'art11 semble constituer la seule exception marquante à cette règle. Camarade de lycée de Franz Kafka, membre du cercle informel autour des peintres Oskar Kokoshka et Ernst Barlach à Rostock, puis surtout proche des maîtres du Bauhaus à Dessau (Vassilij Kandinskij, Paul Klee, Walter Gropius), Utitz s'est clairement impliqué dans la vie artistique de son temps, côtoyant les grands noms de l'expressionisme et amenant ses propres étudiants dans les ateliers du Bauhaus.112 Malgré des discussions et de nombreuses prises de position explicites sur l’expressionnisme,13 Utitz n'a néanmoins pas laissé celui-ci influencer sa conception de l'esthétique : ce qui retient l'attention d'Utitz dans ses études sur l'expressionisme, c'est plus la question de l'évaluation socio-historique de ce dernier que celle des enjeux théoriques de ses innovations, en particulier sur le terrain de l'art non-figuratif et non-objectif.14 Fidèle au programme scientifique de l'esthétique objective de Dessoir, à la psychologie de Brentano ainsi qu'à la phénoménologie de Geiger, Utitz est resté attaché à une approche résolument philosophique qui place en son centre un « objet esthétique » [ästhetischer Gegenstand] de nature idéale et déterminé plus par les expériences et les jugements (psychologiques, intentionnels) du sujet que par les propriétés des œuvres d'art concrètes.

0Le cas d'Utitz – autant de par le rôle crucial qu'il a pu jouer aux côtés de Dessoir à la tête de la Revue d'esthétique et de science générale de l'art que de par la continuité théorique qui lie sa pensée à la phénoménologie de Conrad et de Geiger – nous semble très révélateur de ce qu'il faut bien appeler la rencontre manquée entre théorie esthétique (phénoménologique ou non) et pratiques modernistes en Allemagne au début du XXème siècle. Comme nous venons de le voir, il ne peut être question de parler d'aversion, de rejet ni même de désintérêt de part et d'autre puisque Utitz a activement cherché le contact avec les milieux artistiques modernistes et qu'il y a été très volontiers admis. Plutôt, comme le démontrent ses articles sur l'art contemporain, Utitz fait preuve d'une sorte de cécité théorique envers certains enjeux conceptuels, notamment sur la question cruciale de l'objectivité [Gegenständligkeit]. L'origine de cette cécité, de plus, ne semble pas dériver d'un simple attachement à une conception traditionnelle et « mimétique » de l'art : elle est liée plutôt à la manière très spécifique qu'ont Utitz et avec lui les phénoménologues tels que Conrad, Geiger ou même Ingarden d'envisager l'expérience et l'objet esthétiques.

0Rappelons-le, le point de départ d'Utitz (ainsi d'ailleurs que de Geiger) est le constat d'une crise de l'esthétique et d'une nécessité de clarifier et de définir les conditions d'une étude scientifique et objective de l'art.15 Par ailleurs, la mise en place d'une telle étude scientifique de l'art doit s'opérer selon eux grâce à deux gestes méthodologiques cruciaux : une séparation entre le champ de l'esthétique et celui de la science générale de l'art [allgemeine Kunstwissenschaft] d'une part,16 la définition de l'esthétique comme science particulière consacrée à l'étude de la structure et de la valeur [Wertbestimmheit] de l'objet esthétique d'autre part.17

0On pourrait penser que la séparation programmatique entre esthétique et science de l'art est ce qui entraîne la mise à distance des œuvres (et donc de la pratique moderniste) chez Utitz et Geiger : en effet, les propriétés artistiques des œuvres individuelles sont ainsi clairement dissociées des principes esthétiques qui régissent normativement les objets d'art individuels. Comme le souligne Geiger : « Ce n'est pas l'oeuvre individuelle, le tableau de Botticelli, la ballade de Bürger, la symphonie de Bruckner qui intéresse l'esthéticien, mais bien l'essence de la ballade en général, la symphonie en général, l'essence des divers types de peinture, l'essence de la danse, etc. Il s'intéresse aux structures générales, non aux objets individuels. Et encore aux normes générales des valeurs esthétiques, à la façon fondamentale par laquelle elles trouvent leur fondement dans les objets esthétiques [ma traduction] ».18 Par ailleurs, Geiger revendique explicitement ce déplacement de l'esthétique dans une sphère abstraite ou du moins normative et universelle qui n'est apparemment ni susceptible d'être affectée par la pratique artistique concrète, ni chargée d'en rendre compte (ce rôle incombant à la Kunstwissenschaft) et qui n'est donc finalement redevable qu'à une analyse philosophique. Pour lui, c'est à ce prix seulement que l'esthétique peut devenir une science systématique : « La conquête d'une perspective normative, qui seule peut faire de l'esthétique une science systématique au lieu d'un fourre-tout, n'est pas du ressort de la méthode empirique. Le salut ne peut venir ici que de la philosophie [ma traduction] ».19

0En elle-même, la distinction entre principes esthétiques et réalisations artistiques concrètes n'est pourtant pas nécessairement porteuse d'abstraction, ou du moins de distanciation avec la pratique artistique, notamment moderniste. Moins explicitement, mais avec le même objectif de scientificité et d'unification descriptive contre un certain éclectisme empirique, on la retrouve en effet dans le formalisme de Viktor Chklovski. Dans « L'art comme procédé » (1917), Chklovski énonce avec le principe d'ostranenie [défamiliarisation] un critère général d'esthétique (tout objet d'art cherche à défamiliariser et c'est en vertu de la défamiliarisation qu'il reçoit sa valeur esthétique) qui circonscrit clairement le champ de l'art et des objets artistiques (analysables, comme on le sait, en fonction de leurs procédés [priemy]). Comme pour Utitz ou Geiger, c'est bien l'énonciation d'un principe esthétique normatif qui sous-tend et rend possible chez Chklovski la mise en œuvre d'une « science de la littérature » et d'une étude systématique des faits artistiques et littéraires, i.e. des procédés. Mais, cette fois en fort contraste avec Utitz et Geiger, le principe d'ostranenie trouve sa source chez les formalistes russes non pas dans des considérations philosophiques, mais dans une sorte de généralisation intuitive à partir de la pratique artistique de la poésie futuriste.20

0Ainsi donc, ce ne sont ni la quête de scientificité, ni la décision de subsumer l'analyse des faits artistiques à un principe esthétique normatif, ni la dissociation de l'étude de ce principe esthétique de celle des faits artistiques concrets qui empêchent a priori une prise en compte de l'art moderne dans la théorie esthétique de Geiger ou d'Utitz. Comme le prouve le cas du formalisme russe et de l'ostranenie, il est parfaitement possible de dériver un tel principe esthétique directement d'une pratique artistique moderniste, même parmi les plus radicales (i.e. la poésie futuriste). Dans le cas du formalisme russe, la question de l'universalité du principe esthétique postulé par l'ostranenie et, partant de la solidité méthodologique de la science qu'il institue, se pose évidemment. On sait bien, de plus, que les formalistes russes ont explicitement refusé de justifier leur principe esthétique et ses présupposés, ne traitant ceux-ci que comme de simples hypothèses méthodologiques leur permettant d'accomplir leur véritable travail de « spécification » des fait artistiques et littéraires concrets.21 Ce refus, toutefois, n'exclut pas a priori qu'il soit possible de rendre compte phénoménologiquement de la généralisation esthétique de la poésie futuriste opérée par les formalistes au moyen du principe d'ostranenie. Selon Geiger en effet, « Une autre spécificité de la méthode phénoménologique est qu'elle ne dérive ses normes ni d'un principe absolu ni de l'accumulation inductive d'exemples individuels, mais bien du fait qu'elle découvre l'essence générale et les normes générales à partir d'un exemple individuel ».22

0Si la cécité ou l'indifférence de l'esthétique de Geiger ou d'Utitz aux enjeux de l'art moderniste et notamment de sa pratique non-figurative ne découle pas de leur décision d'envisager l'expérience esthétique en fonction d'un principe normatif, c'est donc vers leur manière spécifique de définir cette norme et surtout l'expérience et les objets qu'elle régit qu'il faut se tourner. Comme le rappelle Geiger, l'analyse et la définition de l'objet esthétique occupent en effet une place méthodologique cruciale dans l'approche phénoménologique (qui rejoint complètement sur ce point la perspective « objective » de Utitz) : « Au sein de l'esthétique comme science particulière en revanche, laquelle s'occupe de la structure et de la valeur des objets esthétiques et artistiques, seule une analyse de l'objet lui-même peut amener au but. L'esthétique phénoménologique se tient ici sur le même sol que l'objectivisme que Dessoir a souligné programmatiquement il y a une décennie pour l'esthétique, et auquel Utitz a consacré une étude détaillée ».23

0Pour Geiger comme pour Utitz, l'objet esthétique est défini – dans une perspective au demeurant très kantienne24 – par le « moment de valeur esthétique » [das Moment des ästhetischen Wertes] tout à fait autonome qu'il suscite ou induit. Or, comme le fait remarquer Geiger, « Les objets ne reçoivent pas une valeur ou non-valeur esthétique en tant qu'ils sont des objets réels, mais seulement en ce qu'ils sont donnés comme phénomènes ».25 Dans cette optique, l'objet esthétique doit donc être exploré d'abord en terme de sa pure phénoménalité, tel qu'il se donne originairement dans les actes intentionnels d'un sujet. Ce point, qui peut sembler trivial, implique clairement que c'est bien dans une phénoménalité « intentionnelle », telle que la comprend la phénoménologie, que l'objet esthétique est ici inscrit : « L'esthétique doit tout d'abord étudier les objets esthétiques selon leurs propriétés phénoménales. Cela peut sonner trivial, que l'esthétique ait à analyser les objets comme phénomène de cette manière. Mais une considération de l'histoire de l'esthétique montre qu'une telle approche des phénomènes ne va nullement de soi ».26 Ingarden, qui s'inscrit lui aussi explicitement dans l'optique de Conrad et Geiger, insistera lui aussi sur ce point, rappelant que «  la pure intentionnalité [de l'objet esthétique] est hors de doute ».27

0Avec cette inscription de l'objet esthétique dans l'analyse de l'acte intentionnel de la phénoménologie husserlienne (ou de la psychologie brentanienne dans le cas d'Utitz), nous touchons enfin au noeud du problème. Comme le soulignent autant Geiger que Conrad, l'objet esthétique n'est en effet pas un objet réel, mais bien idéal, dont les moments essentiels [Wesensmomente] ne se laissent saisir qu'intuitivement : « Une première caractéristique de la méthode phénoménologique était qu'elle reste auprès des phénomènes, qu'elle s'occupe d'étudier les phénomènes. Une deuxième caractéristique consiste en ce qu'elle s'efforce de saisir ces phénomènes non pas dans leurs propriétés accidentelles et individuelles, mais dans les moments essentiels. Et troisièmememt : que cette essence est saisie ni par déduction, ni par induction, mais par intuition ».28 Or, c'est là le point crucial, dans le système des Recherches logiques et des phénoménologues qui la reprenne, toute intuition d'une essence ou des « moments essentiels » constitue en dernière analyse une unité objective idéale, quasi-platonicienne, qui ne fait que s'« exprimer » de façon partielle dans nos actes intentionnels particuliers. Dans cette optique très spécifique,29 toute expérience esthétique, et surtout tout objet esthétique se rapporte donc à une unité objective qui en constitue l'essence et qui définit normativement les conditions de sa réalisation dans les actes intentionnels du sujet.

0Si l'on rapporte maintenant cette conception de l'objet esthétique chez Geiger ou Utitz à la dimension non-figurative de l'art moderne, que constate-t-on ? Dans un premier temps, aucune incompatibilité ne semble se dessiner puisque l'analyse phénoménologique de l'objet esthétique s'intéresse explicitement à la structure même de l'expérience phénoménale est qu'elle est donc à ce titre en principe capable de rendre compte et de décrire des éléments non-figuratifs, abstraits ou même ambigus. Néanmoins, il semble aussi qu'une telle phénoménologie objective est en fait condamnée à toujours manquer la spécificité du mode d'apparaître concret des œuvres d'art non-figuratives, puisque d'une manière ou d'une autre, elle doit rapporter les éléments non-figuratifs ou non-objectivés que celles-ci présentent à une unité idéale de sens. De même, elle doit évaluer ces éléments non pas en terme des modalités particulières de leur donation sensible, mais de la valeur esthétique qui leur est accordée par le sujet de l'acte intentionnel dans lequel ils se manifestent. Autrement dit, au lieu de s'intéresser véritablement aux éléments structurels et non-objectifs que présente de façon sensible l'œuvre d'art non-figurative (et, partant, à leurs implications pour la constitution de l'objectivité dans le sensible même, à la « genèse » de l'apparition et de la cristallisation des objets dans l'expérience intentionnelle), l'analyse phénoménologique va les ramener à une unité objective idéale et analyser les propriétés concrètes d'une œuvre (p.ex les phonèmes, le lexique ou la structure du vers d'un poème, les lignes, les couleurs d'un tableau), en termes de « couches » [Schichten] réalisées (ou non) de cet objet idéal. Stricto sensu, l'esthétique phénoménologie ne reconnaît donc pas la possibilité d'un art non-objectif, puisqu'elle doit tout rapporter à une unité de sens objectif qui reste stable et idéalement transcendante (quoique corrélée) aux actes intentionnels du sujet et donc à la manifestation sensible de l'œuvre elle-même. En bref, l'esthétique phénoménologie est toujours forcée de traiter une représentation non-figurative ou non-objective comme un objet partiel ou incomplètement réalisé, au lieu de l'évaluer véritablement en elle-même, soit comme une présentation phénomènale de plein droit soit comme un témoignage du processus de cristallisation et configuration des formes objectives de l'expérience sensible.

0A vrai dire, il n'est pas clair du tout que l'esthétique du formalisme russe et du principe d'ostranenie, malgré sa plus grande proximité avec l'art moderne, parvienne quant à elle à échapper à ce même piège. En un sens, bien sûr, le principe d'ostranenie et l'esthétique qu'il sous-tend est beaucoup moins engagé dans le prisme « objectiviste » et idéal que ne le sont la première phénoménologie husserlienne et l'esthétique phénoménologique. Dans une perspective moins kantienne et plus tournée vers la perception elle-même, Chklovski semble en effet insister encore plus que Conrad, Geiger ou Utitz sur la valeur esthétique de l'acte du sentir lui-même, de la sensation de la forme concrète du monde, de la vie : « L’automatisme dévore les choses, les vêtements, les meubles, la femme avec qui l’on vit et la crainte de la guerre. […] Et c’est justement pour rendre la sensation de la vie, pour sentir les objets, pour que la pierre soit de pierre, qu’existe ce qu’on appelle l’art. L’art est fait pour donner la sensation de la chose en tant que chose perçue et non en tant que chose reconnue »30.

0A y regarder de plus près, toutefois, chez Chklovski l'acte de perception est malgré tout lui aussi lié à des objets, des unités de sens toujours déjà constitués. L'art, en effet, ne s'épuise pas dans une sensation pure de la forme artistique, mais vise bien à nous « re-sensibiliser » aux objets du quotidien, à nos vêtements, nos meubles, aux personnes qui nous entourent, etc. Comme c'est le cas dans la phénoménologie husserlienne, l'objectivité n'est donc jamais complètement reléguée ou absente. Le moment de l'apparaître, du sentir, s'il est bien au coeur de la mission de l'art pour Chklovski, n'en reste pas moins subordonné à un ordre constitué, une réalité fixe que ses modalités particulières dans l'expérience esthétique ne remettent finalement pas en cause. Quelles que soient les milles manières dont je puisse dépeindre ou décrire poétiquement une chaise, ce qui compte finalement, ce ne sont pas les présentations particulières dans le tableau ou dans le poème, mais l'unité objective ou perceptive visée : il faut que j'ai une intuition de la chaise en elle-même pour la phénoménologie, ou que je perçoive à nouveau cette chaise réelle là devant moi pour le formalisme. En ce sens, on retrouve dans le formalisme de Sklovskij un certain « conservatisme » ontologique qui, sous l'agitation créative et dynamisante des œuvres d'art, présume d'un monde stable, immuable qui se rapproche très clairement de l'objectivité idéale des Recherches logiques.

0Ces limites apparentes de l'ostranenie sklovskien nous amène au terme de notre exercice de jalonnement théorique des perspectives ouvertes par la phénoménologie esthétique sur la question de l'apparaître. On voit en effet une certaine impasse se dessiner, qui engage d'ailleurs bien plus que l'esthétique phénoménologique ou objective, mais toute la première phénoménologie et sa manière de conceptualiser l'intentionnalité, le donné et l'objectivité. Telle qu'elle se manifeste chez Geiger mais aussi plus tard chez Ingarden, l'incapacité à penser le donné esthétique phénoménal en dehors de l'objectivité, ou du moins en deçà de celle-ci est à ce titre un symptôme d'une certaine impuissance de la phénoménologie husserlienne. Comme le suggère déjà Maiatsky, il faut attendre le développement de la phénoménologie génétique de Husserl, l'intervention de Heidegger, puis surtout celle de Merleau-Ponty et donc l'avènement d'une autre phénoménologie, capable d'une herméneutique de la facticité, d'une descente moins normée et transcendantale dans la phénoménalité, d'une approche plus dynamique et « historique » de l'apparaître, pour enfin déboucher sur une philosophie sachant se confronter pleinement à l'énigme de l'apparaître et des formes concrètes de l'expérience sensible.

0Bien avant l'avènement de l'ontologie merleau-pontienne du sensible, avant même Heidegger ou les tentatives génétiques de Husserl, on voit toutefois se dessiner d'autres lignes de progrès vers une phénoménologie « non-objective » du sensible. L'ostranenie de Chklovski, si influent qu'il ait été ne constitue en effet pas le dernier mot de l'exploration de l'apparaître et des formes du sensible dans le contexte russe. De fait, les productions artistiques de l'avant-garde russe dépassent elles-mêmes de beaucoup ce que cette première tentative de les expliciter théoriquement parvient à en saisir. En ce sens, c'est donc d'abord sur le terrain de la pratique que le questionnement de l'apparaître et de la structure du sensible surgit en Russie et ce n'est que progressivement, au fil d'un débat complexe et intense qui s'étend à vrai dire jusqu'à Merleau-Ponty, qu'une théorisation réussie de cette pratique artistique a pu être menée à bien.

0L'avant-garde russe nous fournit quantité d'exemples de cette exploration des formes du sensible. Nous avons mentionné bien sûr les monochromes de Malewicz, qui en sont peut-être la manifestation la plus connue et la plus frappante. Les recherches cinématographiques de Dziga Vertov ou de Sergej Eisenstein, notamment sur la question du montage, en fournissent d'autres exemples. Pour se distancer du piège consistant à réduire les formes du sensible uniquement aux formes du visible, on pourrait aussi se tourner vers les arts performatifs, le théâtre et surtout la danse : Irina Sirotkina a très bien exposé comment Vsevolod Meyerhold et de nombreux artistes autour de lui ont développé une véritable science du corps et du mouvement, dans laquelle l'art est l'outil central permettant une exploration non-conceptuelle, motrice, corporellement engagée du sensible.31 Dans le même ordre d'idée, on pourrait invoquer le constructivisme et les Vchutemas [Ateliers supérieurs d’art et de technique], engagés dans une exploration non-mathématisée, intuitive des rapports de proportion et des formes en architecture.

0Faute de place, nous nous contenterons ici d'un seul exemple, auquel nous avons déjà fait plusieurs fois allusion : la poésie des futuristes russes et tout particulièrement la zaum'. Dans la perspective historiographique qui est la nôtre, ce choix s'explique presque de lui-même : plus que sur la peinture, la danse, le théâtre ou l'architecture, c'est en effet sur la littérature et surtout la poésie qu'ont pris appuis les premières tentatives de théorisations esthétiques de l'avant-garde. En Russie, c'est aussi avec la poésie d'abord que la phénoménologie est entrée en dialogue. Ce tournant vers le langage peut paraître ici surprenant, dans la mesure où il est habituel de mettre ce dernier sur le plan de l'intelligibilité, du sens, de la représentation propositionnelle ou conceptuelle, plus que sur celui du donné sensible et de ces formes. Après les enseignements du post-modernisme et de la philosophie Wittgensteinienne en particulier, on peut même se demander s'il y a quelque chose plus à distance ou de plus problématique pour l'expérience sensible que le langage et ses significations. Considéré historiquement, toutefois, il semble que – en écho à la fois à la phénoménologie husserlienne, qui s'est initialement articulée autour d'une distinction entre expression et signification linguistique32 et au tournant vers le sensible de la phénoménologie de Merleau-Ponty, qui s'est effectué autant par une rencontre avec la peinture qu'avec le langage33 – c'est bien le problème du langage et sa mystérieuse capacité à instaurer du sens dans ce qui n'est finalement qu'un flux de sons prononcés qui a permis à la phénoménologie de dépasser le principe d'une objectivité déjà constituée, et de revenir au problème de l'articulation même du donné sensible dans des formes concrètes.

0Le futurisme russe est bien sûr un phénomène complexe dont la portée artistique et culturelle dépasse de loin la problématique très précise qui nous intéresse ici. Il ne s'agit donc pas de lui rendre justice dans son ensemble, mais de s'attarder sur un point en particulier : montrer comment l'obsession des futuristes pour le « mot lui-même » [slovo kak takavoe] ou le « signe lui-même » [znak kak takavoj]34 les a conduits à produire des poèmes dans lesquels le langage ne figure, en dernière analyse, que comme une certaine articulation acoustique ou visuelle, phonétique ou graphique – tout en conservant une large partie de son pouvoir expressif et donc de sa nature langagière. De fait, c'est parce que la poésie futuriste russe est parvenue mieux qu'aucune autre à « réduire » le langage à sa pure articulation concrète qu'elle a pu servir d'exemple et de source d'inspiration à une véritable phénoménologie des formes du sensible.

0Certes, ce retour à la pure expressivité sensible du langage n'a jamais été le but ultime de la poétique futuriste.35 Chez Velimir Chlebnikov, par exemple, le retour au mot lui-même s'accompagne de tout un bagage métaphysique et mystique, le pur langage de la zaum' n'étant après tout pas complètement autotélique, mais destiné aussi à servir de voie vers une expérience de la transcendance. Pour Vladimir Majakovskij, la pure expressivité du mot est quant à elle mise au service de la puissance de l'ego du poète et revêt le caractère d'un « geste » de provocation et d'affirmation à la fois subjective, sociale et politique. Toutes ces intentions artistiques de la part des futuristes ne changent toutefois rien au fait que la poésie futuriste et tout particulièrement la zaum' s'appuie sur et ne peut exister que grâce à sa découverte du caractère fondamentalement expressif et autotélique du langage, qui ne dépend d'autre chose que d'une certaine articulation d'un donné acoustique ou visuel. Peu importe, autrement dit, si en partant à la découverte d'une Inde de la transcendance et de l'affirmation de l'ego, les futuristes ont découvert avant tout l'Amérique de la concrétude du langage – surtout si c'est cette Amérique que les formalistes russes ont ensuite voulu explorer et coloniser théoriquement.

0Comme suggéré plus haut, on peut considérer le processus de découverte de l'expressivité même du langage dans le futurisme comme une réduction ou une ascèse dans l'usage du « matériau » linguistique. La nature de cette réduction peut être mise en évidence en comparant un certain nombre de poèmes dans lequel elle se radicalise progressivement. Il est important de noter que cette radicalisation ne correspond pas au processus historique de l'évolution de la poésie futuriste, puisque certains poèmes dont la réduction est plus aboutie et radicale anticipent chronologiquement des poèmes dont la forme est plus classique. Au sein du futurisme russe, il semblerait que l'intuition d'une pure expressivité du langage ait été opérante dès le début, même s'il elle n'est jamais véritablement explicitée et maîtrisée. Les explorations plus ou moins radicales de l'expressivité du langage font donc partie de l'éclaircissement pratique de cette intuition mené dans différentes directions par les futuristes russes. De ce fait, la courte reconstruction proposée ici ne sert qu'à éclairer heuristiquement les enjeux les plus radicaux de l'intuition futuriste de l'expressivité pure du langage, et ne prétend nullement à en retracer chronologiquement la genèse et les complexités.

0Le souci des futuristes russes pour le « mot lui-même » se manifeste avant tout, et de façon tout à fait prévisible, dans un intérêt pour la forme linguistique et les possibilité de la manipuler au-delà des usages conventionnels, notamment par le recours à des néologismes ou créations de mots [slovotvorčestvo], à des usages libres de la syntaxe et de la morphologie et à un désintérêt général pour la signification. Un exemple classique et souvent cité est le poème de Chlebnikov Conjuration par le rire :

  • Ö ériez, rieurs !
  • Ö irriez, rieurs !
  • Ceux qui rient des rires, ceux qui rièssent rialement
  • Ö irriez riesquement !
  • Ö, des diriations surriresques, le rire des riesques rieurs !
  • Ö, éris-toi diriresquement, rire des rieux surriresques !
  • Rillasserie, rillasserie
  • Déris, surris, rirolets, rirolets,
  • Rirots, rirots !
  • Ö, ériez, rieurs !
  • Ö, irriez, rieurs !36

0Comme on peut le voir, le poème entier est construit exclusivement sur d'ingénieuses manipulations des possibilités morphologiques offertent par le mot « rire » [smech]. Dans l'original russe, ces jeux sont plus subtils qu'en français puisqu'il y est possible de recourir à des éléments morphologiques tels que des préfixes et suffixes très communs ou des nominalisations parfaitement acceptables, sans forcément recourir au néologisme. Le poème ne fait donc pas que jouer avec la racine « rire » elle-même, mais met à jour les mécanismes morphologiques et grammaticaux à l'œuvre dans la langue russe. De la sorte, le potentiel expressif du russe est ici mobilisé pour ainsi dire au service de lui-même, comme si le poème ne cherchait pas à dépasser le plan de l'expression linguistique, se contentant de mettre celle-ci en valeur ou – en conduisant la grammaticalité des formes à leur limite – à la mettre à nu. On observe un processus similaire dans le Poème sur un rossignol de Vasilij Kamenskij, mais cette fois avec une tendance encore plus formelle et réductionniste :

  • Izlučistaja
  • Lučistaja
  • Čistaja
  • Istaja
  • Staja
  • Taja
  • Aja
  • Ja37

0Le poème commence avec un adjectif bien formé, « sinueuse », dont on retire d'abord le préfixe « iz » (« hors de », ou « de ») pour former les adjectifs « radieuse », puis « pure ». Les vers suivants ne sont plus des mots bien formés, mais sont proches de istina, « vérité », stoja « debout » et tajat ou tait « fondre » ou « cacher ». Le dernier vers, enfin, correspond au pronom personnel à la première personne (je). Comme dans le poème de Chlebnikov, on le voit, le seul principe constructif du poème est un jeu interne au langage qui fait s'associer des mots par la réduction morphologique progressive d'une unique expression. Le niveau grammatical est ici déjà beaucoup plus réduit, puisque ne sont plus les règles du russe qui régissent la variation des expressions, mais le processus relativement arbitraire d'« élagage » que lui fait subir le poète. Le champ de la signification, qui n'est toutefois jamais transgressé puisqu'on arrive même dans le dernier vers à un mot significatif, est lui aussi régit entièrement par la forme même de l'expression linguistique et le processus, plus formel que grammatical, de leurs transformations.

0Faisant un pas de plus dans cette mise-à-nu des formes linguistiques, les futuristes russes ont aussi tenté dans de nombreux poèmes de dépouiller le langage de ses structures grammaticales et de ses fonctions usuelles de communication, de référence et de signification. Dans le poème suivant de Aleksej Kručenych, on peut observer directement ce processus de libération progressive du langage de la grammaire et de la signification :

  • Si tu t'évertues mais que la rime malicieuse ne vient pas
  • Va et crache sur le gilet rose de ton ami !
  • Des chaînes de brilliants danceront dans ta gorge
  • (puits de diamants)
  • Et des harmonies brise-dents se répandront
  • comme de l'Olympe
  • un vélo
  • draz
  • raz
  • mizug
  • z-z-z38

0Le poème commence avec un vers parfaitement formé, dont le sens n'est pas en doute et qui sert même de point de départ à une narration. La signification des vers suivants s'obscurcit en même temps que ceux-ci se raccourcissent – tout en restant grammaticalement bien formés et susceptibles d'être interprétés. A partir du 5ème vers, le poème se réduit à des bribes qui ne semblent pas connectées logiquement à ce qui précède. Toute signification est ensuite abandonnée, le dernier vers se réduisant à une onomatopée ou un pur son. Cette décomposition structurelle, allant d'une phrase bien formée et narrative à un pure son est soulignée à la fois par le raccourcissement des vers eux-mêmes (qui fait écho au poème de Kamenskij), et par la signification des vers qui en ont une : Kručenych y invite en effet le lecteur à se libérer des conventions sociales (« va et crache sur le gilet rose de ton ami ») afin de produire des rimes dont la force brute (« harmonies brise-dents ») et la valeur matérielle (« chaines de brilliants », « puits de diamants » est soulignée.39 La dernière phase de cette réduction du langage à sa couche expressive et la conquête d'une pure forme poétique s'accomplit dans la poésie futuriste avec la zaum', la langue « transmentale ». Ici, il n'y a plus aucune signification et, dans la plupart des cas, pas même de structure syntaxique. L'exemple le plus fameux de zaum' est le poème suivant de Kručenych:

  • dyr bul ščyl
  • ubešščur
  • skum
  • vy so bu
  • r l êz40

0Pas un seul des « mots » du poème n'a de sens en russe, à l'exception de « vy » (vous). L'unique aspect qui le rattache à la langue russe est sa structure phonétique et (dans l'original) l'usage de la graphie cyrillique. Ce poème et toute la langue zaum' se construit sur la base de ses éléments phonétiques ou phonologiques, produisant de pures formes linguistiques dénuées de toute signification. La force expressive phonatoire du langage, de même que son autonomie en tant que phénomène poétique, est ainsi soulignée. Tout comme les monochromes de Malewicz – que Kručenykh considère d'ailleurs comme des équivalents picturaux de la zaum' – les poèmes transmentaux n'ont ainsi pas d'objet, ils ne représentent et ne se réfèrent à rien d'autre qu'à eux-même. Le langage y est mis en scène dans sa forme la plus originaire et la plus simple possible, en deçà de laquelle il ne serait plus langage, le poème ne serait plus poème.

0Dans une certaine mesure, on pourrait interpréter la focalisation des futuristes sur la forme linguistique simplement comme une forme de radicalisation de quelque chose qui, sous une forme ou une autre, est typique de toute forme de poésie. Mais, comme c'est le cas avec les monochromes de Malewicz, on voit bien que l'exclusion totale d'un référent objectif, d'un sens figuratif ou conventionnel conduit à bien plus qu'une simple réduction du poème ou du tableau à ses propriétés formelles : c'est la relation toute entière entre forme et sens, forme et contenu, ou forme et expression qui est mise en cause dans la zaum' et les monochromes. De fait, il est clairement inexact de dire que les poèmes zaum' soient complètement dénués de toute signification, ou de tout sens. Cela est vrai de l'avis des futuristes eux-mêmes qui, ont l'a vu, chargent leur poésie de fonctions qui ont clairement une composante communicative ou même gnostique. En présentant le langage dans sa « pureté originelle », selon Kručenych, la zaum' permet en effet une « intuition supérieure » du mot,41 un acte de compréhension immédiate. Certes, les fonctions déictique, iconique ou symbolique du langage, sources ordinaire de la signification, sont court-circuitées dans la zaum'. Mais au lieu d'être dérivé de la syntaxe, de la grammaire et de conventions lexicales et sémantiques, la signification y est ressentie immédiatement, elle se réalise comme acte intuitif pur. Pour le dire autrement, la dimension significative dans la zaum' adhère, « colle » complètement aux formes tangibles de sa cristallisation dans l'expression linguistique. Dans le poème zaum', il n'y a pas de différence entre la forme linguistique, l'expression et la signification, elles se donnent toutes en même temps.

0Il n'est pas nécessaire de partager les propres interprétations des futuristes de la zaum' pour voir qu'elle fait effectivement subir une puissante transformation aux concepts mêmes de formes et de signification et que, dans les mots du formaliste Boris Eichenbaum, « le concept même de forme… [y] émerge avec une nouvelle autonomie ».42 La zaum' nous place en effet devant le paradoxe apparent d'un langage privé de presque toutes ces fonctions habituelles, réduits non pas à sa forme linguistique (grammaire, syntaxe, néologismes), mais à sa forme phonétique et graphique, et que nous reconnaissons néanmoins sans hésitation aucune non seulement comme un langage, mais comme du russe et comme un usage poétique du russe. La pure forme phonétique et graphique, c'est ce que nous démontre la zaum', est déjà suffisante non seulement pour faire langage, mais pour faire poème. Autrement dit, le poème zaum' s'offre à nous et nous place devant quelque chose qui n'est pas et ne prétend pas être un objet ou une signification objective, qui ne se réfère à rien et ne veut être autre chose que lui-même tel qu'il se donne à nous dans sa forme phonétique ou graphique, et qui pourtant est articulé et structuré d'une façon particulière que nous sommes parfaitement en mesure non seulement de saisir et de percevoir, mais aussi de comprendre comme phénomène sui generis et autonome. La zaum', en d'autres termes, nous conduit vers un sens ou une forme qui est celle du sensible tel qu'il s'articule lui-même, et non tel qu'il se rapporte à une objectivité qui le transcende, le norme ou le régit. Le fait que ce soit le langage lui-même – ce phénomène auquel on associe paradigmatiquement une dimension de sens et de signification – qui se trouve réduit à son articulation sensible ne fait que renforcer la radicalité du geste futuriste et souligner que c'est bien dans la structure du sensible même que la zaum' nous conduit.

0La radicalité de la démarche menée au sujet de la forme du sensible par les futuristes est telle, son éloignement de la phénoménologie husserlienne si grande qu'on ne s'étonnera pas que son explicitation théorique ne se soit pas faite immédiatement. Comme en attestent les écrits théoriques des futuristes, ils ne visaient eux-même un tel résultat, leurs approches restant bien plus attachées à des métaphysiques classiques incapables de rendre compte de l'innovation réalisée en pratique par les poèmes zaum'. Même l'esthétique de l'ostranenie, nous l'avons vu, pourtant développée et formulée en proche contact avec la zaum', semble manquer la possibilité d'une pensée de la forme concrète du sensible. Il n'en reste pas moins, comme le propose Patrice Maniglier, que «  le formalisme a été le lieu où la littérature a pris conscience qu’elle constituait, par son existence même, un problème philosophique »,43 et que c'est donc bien dans une voie philosophique que les expérimentations de la zaum' nous engage. Par ailleurs, on ne peut ignorer les échos avec la phénoménologie de Merleau-Ponty, qui conçoit par exemple la structure du sensible non pas comme un acte objectivant de la conscience, mais « une configuration du champ lui-même », ou qui considère que « l'expression n'est pas la seule propriété des signes, mais devient celle de l’ensemble du réel en tant qu’il est en contexte et qu’il forme des situations qui ont du sens ».44

0Pour montrer que l'avant-garde russe a bel et bien contribué à infléchir l'orientation théorique de la phénoménologie, il nous reste donc encore à indiquer (brièvement) comment les intuitions des futuristes ont pu être progressivement intégrées dans des modèles phénoménologiques. L'apprivoisement de la zaum' dans une esthétique phénoménologique a suivi en Russie deux voies principales. La première de ces voies, la plus indirecte mais aussi la plus phénoménologique, est celle ouverte par le philosophe Gustav Chpet, élève de Husserl et propagateur de ses idées en Russie (Haardt 1993). Le point de départ de Chpet, comme c'était le cas pour Conrad ou Geiger, est la phénoménologie des Recherches logiques, dont il propose une lecture très idiosyncratique – déjà fortement influencée par les Idées directrices pour une phénoménologie – dans Le phénomène et le sens [Javlenie i smysl] (1914). La question esthétique ne se pose pas immédiatement à lui, il n'y viendra que plus tard, notamment dans ses Fragements esthétiques [Estetičeskie fragmenty](1923). Mais comme l'a bien montré Maryse Dennes,45 il existe une grande continuité dans la perspective phénoménologique que Chpet développe à partir de sa critique de Husserl dans Le phénomène et le sens et ses discussion de problèmes esthétiques. Pour Chpet, en d'autres termes, les questions soulevées par l'expérience esthétique trouvent des réponses similaires à celles données aux problèmes plus généraux de l’intentionnalité. On retrouve ici le lien très fort entre le projet de la phénoménologie toute entière et le problème plus spécifique de l'esthétique déjà constaté dans l'esthétique phénoménologie de Conrad, Geiger et Ingarden.

0Il ne saurait être question d'entrer dans le détail de la pensée de Chpet, et nous nous contenterons donc de mentionner deux points saillants. Premièrement, on peut remarquer que Chpet élabore sa propre phénoménologie justement sur la base d'une critique de l'intentionnalité telle que la conçoit Husserl, rejetant notamment son « platonisme » et l'idée d'une objectivité idéale pleinement constituée. Pour Chpet, l'objet intentionnel, particulièrement s'il est d'ordre esthétique, s'inscrit dans un horizon historique et culturel, et il est donc soumis à une logique herméneutique. Pour le dire autrement, un objet intentionnel ne saurait être rapporté directement à une objectivité stable (par l'entremise d'une intuition éidétique de son essence), mais doit être saisi et interprété (par l'entremise d'une nouvelle forme d'intuition que Chpet nomme « intelligible ») comme un signe possédant un « sens interne ». Tout ce qu'il importe de retenir ici de ses analyses très complexes, c'est le tournant qu'amorce Chpet vers un horizon concret du sens qui se donne originairement dans l'acte intentionnel d'une manière qui n'est pas nécessairement conditionnée par ou directement dépendante d'une objectivité qui le transcende. A ce titre, il s'attaque précisément à ce qui, chez Conrad, Geiger, Utitz et Ingarden, bloque une approche non-objective ou non-objectivante de l'intentionnalité et du phénomène esthétique.

0La seconde remarque vient nuancer quelque peu le pas décisif apparemment accompli par la phénoménologie chpetienne en direction d'une meilleure compréhension de l'avant-garde et des innovations de la zaum' futuriste. Chpet, en effet, s'il s'est plus intéressé à l'art moderne que certains de ces alter ego en Allemagne, est toutefois resté en opposition à l'avant-garde elle-même. Le mouvement moderniste dont il s'inspire, et dans lequel il a vu un terreau fertile pour appliquer ses théories, n'est pas le futurisme ou une autre école de l'avant-garde, mais plutôt le symbolisme russe. Or, le symbolisme russe est resté clairement en retrait par rapport au futurisme russe dans son traitement de l'expression linguistique et du langage, conservant une claire distinction entre son expressivité et sa fonction significative et ne quittant jamais le sol de l'art figuratif et objectif. Malgré l'inflexion de sa théorie vers une approche plus concrète du sens et donc en direction d'une théorisation de la structure du sensible même, Chpet ne semble pas avoir été prêt à se confronter au défi posé par la zaum'. Dans une perspective historiographique, il est ainsi important de bien souligner que ce n'est clairement pas de l'avant-garde russe que vient l'impulsion anti-objective de sa philosophie, et que c'est donc à l'intérieur de la phénoménologie elle-même que les premiers pas en direction d'un rapprochement avec les intuitions de l'art moderne s'accomplissent. On voit aussi que l'ouverture de la phénoménologie à l'art moderne chez Chpet se fait pour ainsi dire par étape, puisque c'est d'abord vers une forme moins radicale qu'elle se tourne.

0La seconde voie de l'apprivoisement de la zaum' est celle du formalisme russe, et surtout des travaux sur la versification de Iouri Tynianov46 et de son collègue du Cercle linguistique de Moscou et proche de Chpet, Maksim Königsberg47. Tout particulièrement dans leur conception de la relation entre mètre et rythme, qui n'est plus pensée comme la relation entre norme abstraite et ses concrétisations, mais bien comme une articulation hiérarchique concrète, ils développent les intuitions centrales de la zaum' et ouvre le chemin à une véritable pensée fonctionnelle et structurale du sensible que l'on retrouvera ensuite très clairement chez les linguistes et esthéticiens pragois (Roman Jakobson, Jan Mukařovsky). Tynianov, bien sûr, n'est pas particulièrement proche de la phénoménologie, et ses sources théoriques sont plus a rechercher du côté de la psychologie allemande.48 Dans son cas, il convient donc plutôt de parler de « convergence » avec la phénoménologie. Cela dit, cette convergence est rendu particulièrement explicite par le cas de Königsberg. Ce dernier, en effet, s'inscrit explicitement dans un cadre phénoménologique, suivant à la fois la pensée de Husserl et celle de Chpet. Selon Maxim Šapir, c'est ainsi une véritable « phénoménologie du vers » que produit Königsberg.49 Or, toujours selon Šapir, les principes et les conclusions de cette phénoménologie du vers chez Königsberg rencontrent sur de nombreux points, notamment sur la conception novatrice du mètre et du rythme, les théories du vers de Tynianov.50

0En conclusion, il nous semble que les éléments présentés ici témoignent avec une relative clarté des points de contact entre la pratique de l'avant-garde russe et la théorie phénoménologique. On a vu tout d'abord comment la phénoménologie dans son ensemble, y compris l'esthétique phénoménologique de Geiger, Utitz et Ingarden, se retrouvent incapables de répondre au défi de l'art moderne de par une fixation sur l'objectivité que l'on retrouve toutefois aussi dans des modèles théoriques eux-mêmes très proches de l'avant-garde, tel l'ostranenie de Chklovski. La réponse à ce problème, on l'a mentionné, engage de fait toute la phénoménologie, non seulement sur le terrain de l'esthétique, et s'amorce autant chez Husserl lui-même que chez Heidegger, Chpet et Merleau-Ponty. A ce titre, il est clair que la rencontre avec l'art moderne, en particulier l'avant-garde russe, n'a pas été le seul vecteur de l'approfondissement de la conception phénoménologique de l'intentionnalité et de l'objectivité en direction d'une plus grande attention aux formes de l'expérience sensible et, finalement, d'une ontologie du sensible. Mais l'exemple de la zaum' montre que c'est bien dans l'avant-garde russe que la question de la structure ou des formes du sensible s'est posée de la façon la plus radicale et la plus explicitement philosophique. Quoique très sommairement, nous avons vu enfin que les intuitions de la zaum' sur l'expressivité poétique sont récupérées par le formalisme russe, surtout en la personne de Tynianov, dans une théorie du vers qui s'accorde et rejoint la voie phénoménologique ouverte par Chpet. Comme nous l'avons suggéré plus haut, cette voie conduit aussi, par l'entremise du structuralisme praguois et de Roman Jakobson, à l'ontologie du sensible de Merleau-Ponty.

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Landolt Emanuel (2017) Avant-gardes russes. Ligeia: Dossiers sur l'art 157-160.

Pages: 118-132

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Flack Patrick (2017) „De l'objet esthétique à la forme sensible: phénoménologie de l'avant-garde russe“. Ligeia: Dossiers sur l'art 157-160, 118–132.